Le noir de bitume, coupable idéal de l'assombrissement du Radeau de la Méduse
Il a plusieurs noms : noir de bitume, noir de Judée… Diverses appellations qui donnent quelques indices sur sa nature. Ce pigment, issu d’une matière hydrocarbure solide ou huileuse, était originellement extrait de la mer Morte (dans une région longtemps désignée sous le nom de Judée).
Mais quel que soit son nom, force est de constater que ce pigment a mauvaise réputation. Que lui reproche-t-on exactement ? Utilisé en épaisseur, il semble avoir la fâcheuse tendance à ne jamais vraiment sécher… Un défaut d’autant plus embarrassant qu’il met à mal l’équilibre entre les différentes pellicules de la couche picturale. Sa surface en contact avec l’air durcit, tandis que les zones plus profondes restent plastiques. Cela provoquerait des tensions et des craquelures en îlots polygonaux, évoquant, au choix, de la peau de crocodile ou une banquise en train de fondre.
Pire : utilisé en trop grandes quantités, le bitume serait soupçonné de se diffuser dans les couches voisines, altérant et assombrissant les œuvres, ou engendrant carrément de disgracieuses coulées noirâtres. C’est l’usage gourmand de ce pigment qui serait responsable du noircissement irrémédiable de tableaux comme le Radeau de la Méduse de Géricault (1818–1819, conservé au musée du Louvre), souvent cité en haut du podium des victimes du noir de bitume.
Une affirmation qui est imprimée dans des livres très sérieux, enseignée par d'éminents professeurs d'histoire de l'art et largement diffusée par des guides-conférenciers (dont, pendant un temps, par votre humble servante qui s'en excuse platement). Une affirmation qui est pourtant sans aucun fondement.
En 1982, les chercheurs Jean Petit et Henri Valot se penchent sérieusement sur la question. Dans un rapport de laboratoire conservé au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), ils s’étonnent de l’aspect cloqué en « peau de crapaud » des parties sombres du tableau de Géricault, une texture assez différente des dommages habituellement associés au bitume. Ils prélèvent, pour en avoir le cœur net, des micro-échantillons dans les zones les plus endommagées…
Leur conclusion, bien que surprenante, est sans appel : ils n’ont relevé aucune trace de bitume.
En revanche, les deux chercheurs font une découverte inattendue : la présence abondante d’une huile cuite avec une grande quantité de plomb, qui a servi de liant à Géricault pour ce tableau. À partir de là, les chercheurs supposent que les cloques et l’assombrissement tant reprochés au bitume seraient en réalité dus à la réaction du vernis avec le sulfure de plomb… Des réactions chimiques du vernis qui touchent aussi les couches picturales, rendant tout projet de restauration extrêmement délicat.
La coupable serait-elle donc cette huile cuite au plomb ? Seules de nouvelles analyses permettraient de s’en assurer et, peut-être, de faire naître d’autres hypothèses.
Même si le mystère de l’origine de ces dégradations s’est un peu éclairci, cela ne change rien à leur caractère irrémédiable. Qu’elles soient ou non imputables au noir de bitume, ces craquelures prématurées font désormais partie de l’identité de certaines toiles... dont le Radeau.
Ce post est extrait d'un article que j'ai rédigé pour Beaux-arts Magazine, publié le 4 janvier 2024. Vous pouvez le découvrir en intégralité (pour les abonnés) en cliquant ici.